6
Debout à la fenêtre du petit salon de son frère, à Thanet Street, un peu à l’écart de Marylebone Road, Hester Latterly regardait le trafic dans la rue. La maison était plus petite et bien moins belle que celle de ses parents dans Regent Square. Mais après la mort de son père, il avait fallu la vendre. Elle avait toujours cru que, le moment venu, Charles et Imogen quitteraient cette maison pour aller s’installer à Regent Square, mais apparemment, ils avaient eu besoin de fonds pour régler la succession, et à l’arrivée, il ne leur restait rien. Elle vivait donc maintenant chez son frère et sa belle-sœur, et ce, jusqu’à ce qu’elle prenne ses dispositions. De quel ordre, là était la question.
Le choix était limité. Les biens de ses parents avaient été liquidés, toutes les lettres nécessaires, écrites, et les domestiques, pourvus d’excellentes références. Fort heureusement, la plupart d’entre eux avaient réussi à se placer ailleurs. Hester n’avait plus qu’à décider de son propre sort. Bien sûr, Charles lui avait offert l’hospitalité pour le temps qu’elle voudrait… indéfiniment, si tel était son désir. Cette seule idée lui donnait la chair de poule. Vivre en éternelle invitée, ni utile ni décorative, empiéter sur la vie privée d’un couple et, plus tard, de leurs enfants ! Une tante, c’était très bien, mais pas tous les jours au petit déjeuner, déjeuner et dîner.
La vie, c’était autre chose.
Naturellement, Charles avait parlé mariage, mais pour être honnête – comme l’exigeait la situation –, Hester ne correspondait guère à la définition communément admise d’un bon parti. Elle n’était pas désagréable à regarder… un peu grande peut-être : elle dépassait d’une tête beaucoup trop d’hommes à son goût, et au leur. Mais elle n’avait pas de dot et pas de perspectives. Elle venait d’une bonne famille, mais sans aucun lien avec les grandes maisons ; assez distinguée en somme pour avoir des aspirations et élever ses filles dans l’ignorance des tâches utiles, et en même temps pas assez privilégiée pour considérer la naissance comme un atout en soi.
Tout cela eût été remédiable si elle avait eu l’aimable tempérament d’Imogen… mais ce n’était pas le cas. Là où Imogen était douce, gracieuse, pleine de tact et de discrétion, Hester se montrait corrosive, méprisante vis-à-vis de l’hypocrisie, impatiente envers l’indécision et l’incompétence et très peu encline à supporter la bêtise avec complaisance. Par ailleurs, elle aimait lire et étudier plus qu’il ne seyait à une femme et n’était pas exempte d’une certaine arrogance intellectuelle comme tous ceux qui savent réfléchir rapidement.
Bien que ce ne fût pas entièrement sa faute, ses chances de rencontrer et de garder un prétendant ne s’en trouvaient pas accrues pour autant. Elle avait été parmi les premières à quitter l’Angleterre et à embarquer, dans des conditions effroyables, pour la Crimée afin d’offrir ses services à Florence Nightingale à l’hôpital militaire de Scutari.
Elle se rappelait clairement sa première impression de la ville qu’elle avait crue ravagée par la guerre ; le spectacle enchanteur des murailles blanches et des coupoles vertes sur fond de ciel bleu lui avait coupé le souffle.
La suite, bien sûr, avait été tout autre. Elle avait côtoyé la détresse et le gâchis, exacerbés par une incompétence dépassant tout entendement, avec pour seul soutien son courage, son abnégation et son infinie patience envers les victimes. La vue de ces terribles souffrances l’avait endurcie, jusqu’à l’excès peut-être, vis-à-vis des afflictions mineures. Celui qui souffre ne pense pas sur le moment qu’il puisse y avoir pire. Mais Hester ne s’arrêtait pas à ces considérations, à moins d’y être contrainte, or comme les gens détestaient aborder les sujets désagréables, cela lui arrivait très rarement.
D’une très grande intelligence, elle faisait preuve d’un esprit d’analyse déroutant pour son entourage… surtout pour les hommes qui n’attendaient pas ni n’appréciaient cette qualité-là chez une femme. Elle lui avait pourtant permis d’administrer efficacement des hôpitaux pour blessés graves et malades dans un état critique… mais comment le faire valoir dans un simple foyer anglais ? Elle aurait pu gouverner un château fort, organiser sa défense et avoir encore du temps pour elle. Malheureusement, personne n’avait de château fort à diriger… et personne ne les attaquait plus depuis longtemps.
Or elle allait sur ses trente ans.
Le choix réaliste consistait à embrasser la vocation d’infirmière, ce qui était dans ses cordes, bien qu’elle eût soigné davantage de blessures que de maladies courantes dans un pays tempéré comme l’Angleterre, ou alors à accepter une place dans l’administration hospitalière, un emploi subalterne vraisemblablement ; les femmes n’exerçaient pas la médecine et n’avaient pas accès aux postes élevés. Mais la guerre avait changé bien des choses : l’idée du travail à accomplir, des réformes à réaliser l’enthousiasmait plus qu’elle n’aurait voulu l’admettre, compte tenu de ses faibles chances de participation.
Et puis, il y avait le journalisme, même s’il ne lui rapporterait pas vraiment de quoi vivre. Mais fallait-il y renoncer pour autant… ?
Elle avait besoin d’un conseil. Charles ne pouvait que s’opposer à son projet, comme il s’était opposé à son départ en Crimée. Il allait s’inquiéter pour sa sécurité, sa réputation, son honneur… au nom de tous les périls vagues et indéfinis qui la guettaient à l’extérieur. Pauvre Charles, il avait l’esprit extrêmement conformiste. Elle ne comprenait pas qu’il pût être son frère.
Quant à Imogen, ce n’était même pas la peine de lui demander. Elle n’y connaissait rien et, dernièrement, semblait être rongée par ses propres soucis. Hester avait tenté une approche discrète, mais sans résultat ; elle réussit seulement à en tirer la quasi-certitude que Charles en savait encore moins qu’elle.
Pendant qu’elle regardait par la fenêtre, ses pensées se tournèrent vers sa conseillère et amie d’avant la guerre, Lady Callandra Daviot. Voilà quelqu’un qui saurait quoi faire, comment s’y prendre et comment choisir la voie qui la rendrait heureuse. Callandra ne s’était jamais souciée de respecter les normes et ne considérait pas qu’on désirait seulement ce qui était jugé convenable par la société.
Elle avait souvent invité Hester à lui rendre visite à Londres ou à Shelburne Hall en n’importe quelle saison. Elle avait ses propres appartements au château et était libre de recevoir qui bon lui semblait. Hester lui avait donc écrit aux deux adresses pour lui demander la permission de venir. Et elle venait juste de recevoir la réponse, résolument positive.
La porte s’ouvrit derrière elle, et elle entendit le pas de Charles. Elle se retourna, la lettre à la main.
– Charles, j’ai décidé d’aller passer quelques jours, peut-être une semaine, chez Lady Callandra Daviot.
– Je la connais ? s’enquit-il immédiatement.
– Ça m’étonnerait. Elle frise la soixantaine et ne sort pas beaucoup.
– Tu as l’intention de lui servir de demoiselle de compagnie ?
Il vit tout de suite l’aspect pratique de la situation.
– Ce n’est pas un travail pour toi, Hester. Avec toute l’affection que je te porte, je dois dire que tu n’es pas la personne qu’il faut à une dame âgée, encline à l’isolement. Tu es extrêmement autoritaire ; tu n’as aucune indulgence pour les petits maux de la vie quotidienne. Et tu n’as encore jamais réussi à garder tes opinions, aussi bêtes soient-elles, pour toi.
– Parce que je n’ai jamais essayé ! riposta-t-elle, piquée au vif, même si elle savait qu’il le disait pour son bien.
Il eut un sourire oblique.
– Ça, je m’en doute bien, ma chère. Si tu avais essayé, même toi, tu t’en serais mieux tirée.
– Je n’ai aucune envie de jouer les demoiselles de compagnie.
Elle faillit ajouter que, dans le cas contraire, elle aurait précisément choisi Lady Callandra, mais alors, Charles risquait de s’interroger sur son hôtesse et, partant, sur l’opportunité de lui rendre visite.
– Elle est la veuve du colonel Daviot qui avait été chirurgien à l’armée. Je pense lui demander conseil quant à la position qui me convient le mieux.
Il parut surpris.
– Et tu crois vraiment que son opinion te sera utile ? J’en doute, mais enfin vas-y, si tu y tiens. Ton aide nous a été précieuse, et nous t’en sommes infiniment reconnaissants. Tu as accouru sur-le-champ, abandonnant tous tes amis, pour nous apporter ton soutien moral et matériel dans un moment difficile.
– C’était un drame familial.
Pour une fois, elle se montrait gracieuse de bon cœur.
– Pour rien au monde, je n’aurais voulu être ailleurs. Mais en effet. Lady Callandra a énormément d’expérience, et son avis m’intéresse. Si tu n’y vois pas d’inconvénient, je partirai demain matin de bonne heure.
– Certainement…
Il hésita, gêné.
– Euh…
– Quoi, qu’y a-t-il ?
– As-tu… euh… suffisamment de ressources ?
Elle sourit.
– Pour l’instant, oui… je te remercie.
Il eut l’air soulagé. Elle savait qu’il n’était pas généreux de nature, mais il ne lésinait pas non plus avec les siens. Sa réticence confirmait l’impression que depuis cinq ou six mois, le ménage avait dû réduire considérablement son train de vie. Il y avait d’autres signes ; à son retour de Crimée, Hester avait remarqué que les domestiques étaient moins nombreux. Il ne restait plus que la cuisinière, deux filles de cuisine, une bonne et une femme de chambre, préposée au service personnel d’Imogen. Le majordome était le seul homme du service intérieur. Il n’y avait pas de valet, même pas un groom. C’était la bonne qui cirait les chaussures.
Imogen n’avait pas renouvelé sa garde-robe d’été avec la profusion coutumière, et Charles avait fait réparer au moins une paire de ses bottes. Le plateau d’argent, normalement réservé aux cartes de visite, avait disparu du vestibule.
Il était décidément grand temps qu’elle réfléchisse à sa propre situation et au moyen de gagner sa vie. Une voie académique s’ouvrait certes à elle ; les études la passionnaient, mais rares étaient les femmes dans renseignement, et les contraintes inhérentes à ce type d’existence ne lui souriaient guère. Elle aimait lire pour le plaisir.
Après le départ de Charles, elle monta et trouva Imogen dans la lingerie, en train d’inspecter les draps et les taies d’oreiller. S’occuper du linge de maison était une tâche importante, même pour un ménage aussi modeste que le leur, surtout en l’absence d’une lingère.
– Excuse-moi.
Hester se joignit immédiatement à elle, examinant les bordures brodées à la recherche d’un accroc ou d’un ourlet défait.
– J’ai décidé d’aller quelque temps à la campagne, voir Lady Callandra Daviot. Je pense qu’elle pourra m’éclairer sur ce que je dois faire…
Devant la mine interloquée d’Imogen, elle s’empressa de préciser :
– Du moins, elle saura mieux les possibilités qui s’ouvrent à moi.
– Ah !
Imogen paraissait contente et déçue à la fois. Les explications étaient superflues ; elle comprenait la décision de Hester, mais sa compagnie allait lui manquer. Elles étaient très proches et, loin de les opposer, leurs différences étaient complémentaires.
– Tu prendras Gwen avec toi. On ne séjourne pas chez les aristocrates sans sa femme de chambre.
– Bien sûr que si, rétorqua Hester résolument. Je n’en ai pas ; donc la question est réglée. Je me débrouillerai très bien, et Lady Callandra sera la dernière à m’en vouloir.
– Et comment vas-tu t’habiller pour le dîner ? fit Imogen, sceptique.
– Pour l’amour du ciel ! Je suis capable de m’habiller toute seule !
La bouche d’Imogen frémit légèrement.
– Oui, ma chère, je m’en suis aperçue ! C’est sûrement admirable pour soigner les malades et tenir tête à un commandement borné…
– Imogen !
– Et tes cheveux, as-tu songé à tes cheveux ? Tu risques d’arriver à table comme si tu venais d’essuyer une bourrasque.
– Imogen !
Hester lui lança un ballot de serviettes à la tête. Une mèche s’échappa de la coiffure d’Imogen, et les serviettes s’éparpillèrent sur le sol.
Imogen riposta en lui jetant un drap, avec un résultat identique. Elles se regardèrent, échevelées, et éclatèrent de rire. L’instant d’après, elles haletaient, assises dans un enchevêtrement de jupes au milieu de piles de linge propre.
La porte s’ouvrit, et Charles parut sur le seuil, interdit et quelque peu alarmé.
– Mais que se passe-t-il ici ?
Au début, il avait pris leurs gémissements pour des sanglots.
– Vous êtes malades ? Que vous arrive-t-il ?
Constatant qu’il s’agissait d’un accès de fou rire, il parut plus décontenancé encore, et comme elles ne se calmaient pas et ne se préoccupaient pas vraiment de lui, il finit par s’énerver.
– Imogen ! Ressaisis-toi, intima-t-il d’un ton tranchant. Qu’est-ce qui te prend ?
Mais Imogen suffoquait de rire.
– Hester !
Charles s’était empourpré.
– Hester, arrête ! Arrête tout de suite !
Hester le regarda et trouva cela plus hilarant encore.
Charles renifla, décida que c’était une lubie féminine, donc irrationnelle, et sortit, refermant énergiquement la porte afin que les domestiques ne surprennent pas cette scène ridicule.
Hester était une voyageuse aguerrie, et le trajet entre Londres et Shelburne ne méritait même pas qu’on en parle, comparé à la traversée mouvementée du golfe de Gascogne, puis de la Méditerranée et, via le Bosphore, de la mer Noire jusqu’à Sébastopol. Les vaisseaux bondés, remplis de chevaux affolés et aménagés de la façon la plus rudimentaire, n’étaient pas imaginables pour un Anglais, et encore moins pour une Anglaise. Le voyage en train à travers la campagne ensoleillée fut une véritable partie de plaisir, et le bref parcours en dog-cart jusqu’au château, une fête des sens.
Ils s’arrêtèrent devant la magnifique façade avec son portique de colonnes doriques. Le cocher n’eut pas le temps de l’aider ; Hester, qui avait perdu l’habitude du protocole, sauta à terre pendant qu’il finissait d’attacher les rênes. Fronçant le sourcil, il déchargea sa malle. Au même moment, un valet lui ouvrit grande la porte, et un autre valet disparut avec sa malle en haut de l’escalier.
Hester fut introduite au salon où se trouvait Fabia Shelburne. La pièce était très belle ; en plein cœur de l’été, les portes-fenêtres ouvertes sur le jardin, la brise qui apportait le parfum des roses et la verdure du parc doucement vallonné rendaient la présence de la cheminée de marbre presque incongrue, et les tableaux aux murs apparaissaient comme un coup d’œil superflu sur un autre monde.
Lady Fabia ne se leva pas, mais sourit en voyant entrer Hester.
– Bienvenue à Shelburne Hall, Miss Latterly. J’espère que le voyage ne vous a pas trop fatiguée. Juste ciel, ma chère, mais vous êtes tout échevelée ! Il y a beaucoup de vent dehors. J’ose penser que cela ne vous a pas ennuyée. Quand vous aurez repris vos esprits et que vous vous serez changée, peut-être descendrez-vous prendre le thé avec nous ? Notre cuisinière confectionne d’excellents beignets soufflés.
Elle sourit avec une tranquille assurance.
– Vous avez sûrement faim, et nous en profiterons pour mieux faire connaissance. Lady Callandra sera là, ainsi que ma belle-fille, Lady Shelburne. Je ne crois pas que vous vous connaissiez ?
– Non, Lady Fabia, mais je me ferai un plaisir de la rencontrer.
Hester avait remarqué la robe violette de Fabia, couleur moins sombre que le noir, mais néanmoins souvent associée au deuil. Par ailleurs, Callandra lui avait parlé de la mort de Joscelin Grey, sans donner de détails.
– Permettez-moi de vous présenter mes condoléances à la suite de la disparition de votre fils. Je peux comprendre ce que vous ressentez.
Fabia haussa les sourcils.
– Ah oui ? fit-elle, incrédule.
Hester resta sans voix. Cette femme se croyait-elle la seule au monde à avoir perdu un proche ? Le chagrin était quelquefois tellement aveugle !
– Absolument, répondit-elle enfin, d’un ton neutre. Mon frère aîné a été tué en Crimée, et mes parents sont décédés il y a quelques mois, à trois semaines d’intervalle.
– Oh…
Pour une fois, Fabia ne savait pas quoi dire. Elle avait pris la robe sobre de Hester pour une simple tenue de voyage. Son propre deuil lui masquait toutes les afflictions d’autrui.
– Je suis désolée.
Hester sourit ; lorsqu’elle était sincère, elle avait un sourire très chaleureux.
– Merci, dit-elle. Maintenant, si vous le voulez bien, je vais suivre votre conseil et monter me changer avant de vous rejoindre pour le thé. Vous avez parfaitement raison : rien que de penser aux beignets, j’ai déjà faim.
La chambre qu’on lui avait donnée se trouvait dans l’aile ouest, là où Callandra avait ses appartements privés depuis qu’elle avait quitté la nursery. Elle et ses frères aînés avaient grandi à Shelburne Hall. Elle en était partie voilà trente ans pour se marier, mais elle y retournait fréquemment, et maintenant qu’elle était veuve, elle était accueillie au château chaque fois et aussi longtemps qu’elle le désirait.
La chambre de Hester était grande et un peu sombre ; tout un pan de mur était couvert de tapisseries aux couleurs sourdes, et le papier peint était dans les tons verts et gris. Seule note de gaieté, un charmant tableau représentant deux chiens, dont le cadre doré à la feuille captait la lumière. Les fenêtres étaient orientées plein ouest ; par une aussi belle journée, le ciel flamboyait entre les immenses hêtres devant la maison. Plus loin, on apercevait un jardin d’herbes aromatiques, impeccablement tenu et clos de murs, derrière une rangée d’arbres fruitiers. Au fond, les épaisses frondaisons du verger cachaient la vue sur le parc.
Il y avait de l’eau chaude dans le broc en porcelaine blanc et bleu, avec un bassin assorti et une pile de serviettes propres. Sans perdre une minute, Hester se débarrassa de ses jupes lourdes et poussiéreuses, se lava le visage et le cou, puis posa le bassin par terre et y plongea ses pieds endoloris.
Alors qu’elle savourait ce plaisir purement physique, on frappa à la porte.
– Qui est-ce ? demanda-t-elle, alarmée.
Vêtue en tout et pour tout d’une chemise et de pantalons, elle n’était franchement pas à son avantage. Et puisqu’elle avait déjà l’eau et les serviettes, elle ne s’attendait pas à voir une femme de chambre.
– Callandra, vint la réponse.
– Oh… !
Il était certainement absurde de vouloir donner le change à Callandra Daviot.
– Entrez !
La porte s’ouvrit, et Callandra parut, un grand sourire aux lèvres.
– Ma chère Hester ! Comme je suis heureuse de vous voir. J’ai l’impression que vous n’avez pas changé… en profondeur, du moins.
Elle ferma la porte et alla s’asseoir sur une bergère. Callandra n’avait jamais été une beauté : trop large de hanches, un nez trop long et des yeux pas tout à fait de la même couleur. Mais son regard pétillait d’humour et d’intelligence, et ses traits témoignaient d’une remarquable force de caractère. Hester l’adorait ; sa simple vue suffit à la ragaillardir et à lui redonner confiance.
– Possible.
Elle remua les orteils dans l’eau qui commençait à refroidir. C’était une sensation exquise.
– Mais beaucoup de choses se sont passées entretemps. Ma vie n’est plus la même.
– Vous m’en avez parlé dans vos lettres. Je suis infiniment triste pour vos parents… sachez que toutes mes pensées vous accompagnent.
Hester n’avait pas envie d’aborder ce sujet : la douleur était encore trop vive. Imogen lui avait écrit pour annoncer la mort de son père, sans entrer dans les détails. Elle disait seulement qu’il avait été tué d’une balle tirée, par accident sans doute, d’un des deux pistolets de duel qu’il gardait en sa possession ; ou alors il avait surpris un rôdeur, mais comme c’était arrivé en fin d’après-midi, c’était peu probable. La police avait avancé la thèse du suicide. Par égard envers la famille, la question était restée ouverte. Car outre le fait d’être contraire à la loi, le suicide était un péché contre l’Eglise : l’homme qui attentait à ses jours n’avait pas droit à la sépulture chrétienne, et sa famille portait indéfiniment le fardeau de l’infamie.
Rien, semblait-il, n’avait été volé ; aucun cambrioleur n’avait été appréhendé. La police avait classé le dossier.
Dans la semaine, Hester recevait une autre lettre, postée en fait quinze jours plus tard, lui apprenant la mort de sa mère. Personne ne disait qu’elle était morte de chagrin : une telle précision eût été inutile.
– Merci, dit Hester avec un petit sourire.
Callandra la regarda un instant. Suffisamment intuitive pour comprendre que parler ne ferait que raviver la blessure au lieu d’accélérer la guérison, elle changea donc de sujet, passant aux questions pratiques.
– Et quels sont vos projets, aujourd’hui ? Au nom du ciel, ne foncez pas tête baissée dans un mariage !
Légèrement étonnée par un conseil aussi peu orthodoxe, Hester répondit néanmoins avec une franchise désabusée :
– Encore faut-il que j’en aie l’occasion. J’ai presque trente ans, un caractère peu commode, je suis trop grande, je n’ai pas d’argent et pas de relations. L’homme qui voudra m’épouser sera extrêmement suspect quant à ses motivations ou à son jugement.
– Le monde ne manque pas d’hommes affligés de l’un ou l’autre de ces défauts, dit Callandra en souriant à son tour. Vous me l’avez écrit vous-même. L’armée du moins pullule d’individus dont les motivations vous semblent suspectes et dont vous exécrez le jugement.
Hester fit la grimace.
– Touché, concéda-t-elle. Mais tout de même, ils gardent une certaine présence d’esprit quand il s’agit de leur propre intérêt.
Elle revit brièvement le chirurgien à l’hôpital militaire, son visage las, son soudain sourire, la beauté de ses mains au travail. Un sinistre matin durant le siège, elle l’avait accompagné jusqu’au redan. Elle se souvenait de l’odeur de la poudre et des cadavres, du froid polaire, comme si c’était hier. Mais l’intimité entre eux avait été si intense qu’elle compensait tout le reste. Elle avait eu l’estomac noué lorsqu’il avait parlé pour la première fois de sa femme. Elle aurait dû savoir – elle aurait dû y penser –, mais cela ne l’avait même pas effleurée.
– Il faudrait que je sois belle ou particulièrement fragile, ou les deux de préférence, pour qu’ils affluent devant ma porte. Or, comme vous le savez, je ne suis ni l’un ni l’autre.
Callandra la regarda avec attention.
– Aurais-je entendu une note plaintive, Hester ?
Les joues en feu, Hester comprit que sa rougeur même venait de la trahir.
– Vous devez apprendre à dominer cela.
Callandra s’enfonça un peu plus dans son fauteuil.
Elle s’exprimait avec douceur ; ce n’était pas une critique, mais un simple constat.
– Trop de femmes gâchent leur vie à déplorer ce qu’elles n’ont pas, parce que d’autres ont décidé que c’était ce qu’il leur fallait. Presque toutes les femmes mariées vous diront que c’est un état privilégié et que vous êtes à plaindre parce que vous n’en bénéficiez pas. C’est une énorme ânerie. Le fait qu’on soit heureux ou non dépend en partie des circonstances extérieures, mais surtout du regard qu’on porte sur les choses, si l’on se préoccupe de ce qu’on a ou de ce qu’on n’a pas.
Hester fronça les sourcils, incertaine de bien comprendre ou de croire ce discours.
Impatientée, Callandra se pencha en avant d’un geste brusque.
– Ma chère petite, imaginez-vous réellement qu’une femme qui sourit est forcément heureuse ? Personne de normalement constitué n’aime à se faire plaindre, et le meilleur moyen de l’éviter est de garder ses problèmes pour soi en arborant une mine satisfaite. Tout le monde vous croira alors aussi contente de vous que vous en avez l’air. Avant de vous apitoyer sur vous-même, jetez donc un coup d’œil autour de vous et demandez-vous avec qui vous pourriez ou voudriez changer de place, et quels sacrifices vous seriez prête à consentir pour cela. Telle que je vous connais, vous aurez vite fait le tour.
Hester digéra cette idée en silence, la tournant et retournant dans sa tête. Distraitement, elle retira ses pieds du bassin et se mit à les frotter avec une serviette.
Callandra se leva.
– Viendrez-vous prendre le thé au salon avec nous ? En général, c’est très bon, pour autant que je sache, et je fais confiance à votre appétit. Plus tard, nous discuterons des domaines où vous pourriez exercer vos talents. Il y a du pain sur la planche ; nous avons de grands changements en perspective, et votre expérience, votre sensibilité ne devraient pas rester lettre morte.
– Merci.
Hester se sentit soudain beaucoup mieux. Ses pieds étaient frais et propres, elle avait une faim de loup et, même si l’avenir demeurait incertain, une lueur semblait à présent percer la brume.
– Bien sûr que je descendrai pour le thé.
Callandra regarda sa coiffure.
– Je vais vous envoyer ma femme de chambre. Son nom est Effie, et elle est plus efficace que mon apparence ne vous le laisse croire.
Sur ce, elle sortit gaiement de la pièce, fredonnant d’une riche voix de contralto, et Hester entendit son pas énergique s’éloigner dans le couloir.
Seules les dames s’étaient réunies pour prendre le thé de l’après-midi. Rosamond avait émergé du boudoir où elle était en train de rédiger son courrier. Fabia présidait à la cérémonie, même si la femme de chambre était là aussi pour passer les tasses et les sandwiches au concombre – concombres qui étaient cultivés en serre –, et ensuite les beignets et les cakes.
La conversation fut excessivement urbaine, au point d’être vide de sens. Les sentiments et les opinions n’étaient pas de mise à l’heure du thé. Elles parlèrent mode : quelle couleur et quelle ligne seyaient à qui, quelle serait la tendance de la saison, serait-ce la taille basse ou bien davantage de dentelles, ou peut-être plus de boutons ? Les chapeaux seraient-ils plus grands ou plus petits ? Était-ce de bon goût de porter du vert, et fallait-il en porter d’ailleurs : ne vous donnait-il pas un teint de cire ? C’était si important d’avoir un joli teint !
Quel savon était le meilleur pour conserver l’éclat de la jeunesse ? Les pilules du Dr Untel étaient-elles réellement souveraines pour les indispositions féminines ? Mrs. Wellings jurait qu’elles tenaient du miracle. Mais Mrs. Wellings était encline à l’exagération. Elle était prête à marcher sur la tête pour se faire remarquer.
Régulièrement, Hester croisait le regard de Callandra et s’empressait de baisser les yeux pour ne pas pouffer de rire dans un accès d’hilarité aussi malséante qu’impolie. Car on la soupçonnerait de se gausser de son hôtesse, ce qui serait impardonnable… et vrai.
Le dîner se déroula dans une tout autre atmosphère. Effie, découvrit Hester, était une avenante jeune villageoise, vive et volubile, avec une masse de cheveux auburn naturellement bouclés que bien des maîtresses auraient troqués contre leur dot. Elle était là depuis cinq minutes à peine, fourrageant dans les vêtements, une épingle par-ci, une fronce par-là, jonglant avec les tissus sous l’œil ahuri de Hester, quand elle révéla que la police était venue au château, deux fois déjà, pour enquêter sur la mort du pauvre major, là-haut, à Londres. Ils étaient deux, en fait : l’un, plutôt sinistre, l’air ombrageux et suffisamment intimidant pour faire peur aux enfants, qui avait discuté avec la maîtresse et bu le thé au salon comme s’il se prenait pour un gentleman.
L’autre, en revanche, était une vraie crème, et tellement élégant… on se demandait bien ce qu’un fils de pasteur faisait dans ce métier-là ! Un jeune homme aussi charmant aurait dû se trouver une occupation convenable, comme par exemple prendre l’habit lui-même ou servir de précepteur aux fils d’une bonne famille.
– Seulement voilà ! déclara-t-elle, s’emparant d’une brosse et s’attaquant avec détermination à la chevelure de Hester. Les meilleurs des hommes ont parfois des idées bizarres, je l’ai toujours dit. En tout cas, notre cuisinière s’est proprement entichée de lui. Oh, ma bonne mère !
Elle contempla la nuque de Hester d’un œil critique.
– Si je peux me le permettre, Miss, franchement, vous ne devriez pas vous coiffer comme ça.
Elle donna quelques coups de brosse, enroula les cheveux, planta les épingles et regarda à nouveau.
– Là… vous avez de beaux cheveux quand ils sont bien coiffés. Vous devriez en parler à votre femme de chambre… elle ne s’occupe pas bien de vous, sauf votre respect, Miss. J’espère que ça vous convient ?
– Et comment ! lui assura Hester, stupéfaite. Vous êtes vraiment très douée.
Effie rosit de plaisir.
– Lady Callandra dit que je parle trop, confessa-t-elle avec humilité.
Hester sourit.
– C’est vrai. Mais moi aussi. Merci de votre aide… transmettez ma gratitude à Lady Callandra.
– Bien, Miss.
Effie esquissa une révérence, saisit sa pelote à épingles et s’éclipsa, oubliant de refermer la porte de la chambre. Hester entendit ses pas résonner dans le couloir.
Son apparence avait effectivement changé de façon spectaculaire. Le style strict qu’elle avait choisi pour des raisons pratiques au début de sa carrière d’infirmière s’était considérablement étoffé et adouci. Sa robe avait été expertement rajustée pour paraître moins modeste et plus ample par-dessus le jupon emprunté à l’insu de sa propriétaire ; de handicap, sa haute taille devenait ainsi un atout considérable. Le moment venu, elle descendit le grand escalier extrêmement contente d’elle.
Tous deux, Lovel et Menard Grey étaient rentrés pour la soirée, et elle fit leur connaissance au salon avant d’aller prendre place à la longue table vernie, dressée pour six personnes, mais qui aurait pu facilement en accueillir douze. De part et d’autre, l’on pouvait encore rajouter deux rallonges et la transformer en table de vingt-quatre couverts.
Le regard de Hester glissa rapidement sur la tablée, notant les serviettes empesées, brodées d’armoiries familiales, l’argenterie étincelante ornée de la même façon, les gobelets en cristal reflétant les mille lumières du lustre, tour de verre semblable à un petit iceberg illuminé. Il y avait des fleurs du jardin et de la serre, artistement disposées dans trois vases plats en milieu de table. Le tout scintillait et miroitait comme une œuvre d’art.
Cette fois, la conversation roula sur le domaine et sur des matières d’ordre politique. Apparemment, Lovel avait passé la journée au marché de la ville voisine, à discuter d’histoires de terrain, et Menard s’était rendu dans une métairie au sujet de la vente d’un bélier reproducteur et, bien sûr, du début de la moisson.
Le repas fut servi avec diligence par la femme de chambre et les valets, auxquels personne ne prêta la moindre attention.
Ils en étaient au plat principal, selle de mouton rôtie, quand Menard, bel homme d’une trentaine d’années, adressa finalement la parole à Hester. Il était châtain foncé comme son frère, le visage tanné d’avoir passé le plus clair de son temps au grand air. Il aimait la chasse à courre, montait avec hardiesse et tirait le faisan en saison. S’il souriait, c’était de plaisir, mais rarement pour apprécier un trait d’esprit.
– C’est très aimable à vous. Miss Latterly, d’être venue rendre visite à tante Callandra. J’espère que vous resterez quelque temps chez nous ?
– Merci, Mr. Grey, répondit-elle, gracieuse. C’est très gentil de votre part. L’endroit est superbe ; je suis sûre que je m’y plairai.
– Vous connaissez tante Callandra depuis longtemps ?
Il se montrait poli, et elle devinait d’avance le tour que prendrait la conversation.
– Cinq ou six ans. Elle m’a souvent été d’un excellent conseil.
Lady Fabia fronça les sourcils. Visiblement, elle n’arrivait pas à associer Callandra à la notion de bon conseil.
– Ah oui ? murmura-t-elle, incrédule. Et à quel sujet, je vous prie ?
– Pour m’aider à savoir comment employer mon temps et mes capacités.
Rosamond parut perplexe.
– Employer ? répéta-t-elle doucement. Je crains de ne pas comprendre.
Son regard intrigué alla de Lovel à sa belle-mère.
– J’ai besoin d’assurer ma propre subsistance, Lady Shelburne, expliqua Hester avec un sourire.
Les propos de Callandra sur le bonheur lui revenaient dans toute leur signification.
– Je suis désolée, souffla Rosamond, baissant les yeux sur son assiette comme si elle venait de commettre un impair.
– Il n’y a pas de quoi, répliqua Hester rapidement. J’ai déjà vécu quelques expériences inspiratrices et j’espère bien en connaître d’autres.
Elle allait ajouter que c’était merveilleux de se sentir utile, quand elle se rendit compte de la cruauté de cette remarque et ravala gauchement ses paroles en même temps qu’une bouchée de viande en sauce.
– Inspiratrices ? fit Lovel avec un froncement de sourcils. Seriez-vous religieuse, Miss Latterly ?
Callandra toussa copieusement dans sa serviette ; apparemment, elle avait avalé de travers. Fabia lui passa un verre d’eau. Hester évitait de la regarder.
– Non, Lord Shelburne, répondit-elle aussi posément qu’elle put. J’ai été infirmière en Crimée.
Un silence absolu se fit autour de la table. On n’entendait même pas le cliquetis de l’argent sur la porcelaine.
– Mon beau-frère, le major Joscelin Grey, a servi en Crimée, dit Rosamond dans le vide.
Sa voix était douce et triste.
– Il est mort peu après son retour en Angleterre.
– C’est peu dire, ajouta Lovel, les traits crispés. Il a été assassiné dans son appartement londonien, comme vous ne manquerez pas de le savoir. La police est venue enquêter jusqu’ici ! Mais pour le moment, personne n’a été arrêté.
– Je suis terriblement navrée ! fit Hester, sous le choc.
Elle avait soigné un certain Joscelin Grey à l’hôpital de Scutari, mais pas longtemps : sa blessure, bien que sérieuse, n’était rien comparée à d’autres, et notamment à ceux qui avaient contracté une maladie. Elle le revoyait maintenant : il était blond, jeune, avec un grand sourire et une grâce innée.
– Je me souviens de lui…
Les paroles d’Effie lui revinrent clairement en mémoire.
Rosamond lâcha sa fourchette, rougit, puis pâlit à l’extrême. Fabia ferma les yeux et prit une longue et profonde inspiration.
Lovel fixait son assiette. Menard seul regardait Hester ; il n’avait l’air ni surpris, ni attristé, mais son visage fermé reflétait une souffrance cachée.
– Comme c’est extraordinaire, dit-il lentement. Pourtant, vous avez dû voir des centaines de soldats, sinon des milliers. Nos pertes ont été colossales, me semble-t-il.
– C’est vrai, acquiesça-t-elle, la mine sombre. Plus encore qu’on ne l’imagine : dix-huit cents hommes au moins, dont la plupart sont morts pour rien. Les neuf dixièmes ont péri non pas sur le champ de bataille, mais après… de maladie ou de blessures.
– Vous vous souvenez de Joscelin ? demanda Rosamond avec vivacité, sans se soucier de ce bilan macabre. Il a été blessé à la jambe. Du coup, il boitillait… souvent même, il était obligé de se servir d’une canne.
– Seulement quand il était fatigué ! dit Fabia d’un ton sec.
– Ou quand il voulait se faire plaindre, marmonna Menard.
– Cela est indigne !
La voix dangereusement douce de Fabia contenait un avertissement. Son regard bleu se posa sur son deuxième fils avec une aversion glacée.
– Je considère que tu n’as rien dit.
– L’usage veut qu’on ne parle pas en mal des défunts, observa Menard avec une ironie peu coutumière. Ce qui limite singulièrement la conversation.
Rosamond contempla son assiette.
– J’ai toujours eu du mal à comprendre votre humour, Menard, se lamenta-t-elle.
– Peut-être parce qu’il ne fait pas exprès d’être drôle, siffla Fabia.
– Tandis que Joscelin, lui, était un boute-en-train, hein ?
Menard était en colère et ne s’en cachait plus.
– C’est merveilleux, à quoi le rire peut vous mener… il suffit de vous divertir pour que vous fermiez les yeux sur tout le reste !
– J’aimais Joscelin.
Fabia le foudroya du regard.
– J’appréciais sa compagnie. Et je n’étais pas la seule. Toi aussi, je t’aime, mais tu m’ennuies à mourir.
– Vous êtes contente pourtant de récolter les bénéfices de mon travail !
Menard avait le visage en feu ; ses yeux lançaient des éclairs.
– Je m’occupe des finances et veille à la gestion du domaine, pendant que Lovel perpétue le nom des Shelburne, siège à la Chambre des lords et remplit ses fonctions de pair du royaume… Quant à Joscelin, il passait son temps à courir les clubs et les salons et à dilapider son argent au jeu !
Le sang déserta lentement le visage de Fabia. Elle s’agrippait à sa fourchette et à son couteau comme à une bouée de sauvetage.
– Et tu continues à lui en vouloir ?
Sa voix était à peine audible.
– Il s’est battu, a risqué sa vie au service de sa reine et de sa patrie dans des conditions effroyables ; il a vu le sang couler. Et quand il est rentré, blessé, tu lui as reproché de prendre un peu de bon temps avec ses amis !
Menard inspira pour riposter, mais voyant la douleur sur le visage de sa mère, plus profonde que sa fureur, plus forte que tout, il retint sa langue.
– J’ai eu quelques problèmes avec ses dettes, fit-il doucement. C’est tout.
Hester jeta un coup d’œil en direction de Callandra. Sur son visage expressif, la colère et la pitié le disputaient au respect. A qui étaient réservés ces sentiments, Hester l’ignorait. Mais elle eut l’impression que le respect était pour Menard.
Lovel eut un pâle sourire.
– Je crains, Miss Latterly, que la police ne soit encore dans les parages. On nous a dépêché un type très désagréable, une espèce de parvenu, bien qu’il soit mieux élevé, manifestement, que la plupart de ses collègues. Mais il n’a pas l’air de savoir ce qu’il fait et pose des questions très impertinentes. Si jamais il reparaît pendant votre séjour ici et qu’il vous importune d’une manière ou d’une autre, envoyez-le sur les roses et prévenez-moi.
– Très certainement, acquiesça Hester.
Elle n’avait jamais eu affaire à un policier ; ce genre de fréquentation ne l’intéressait guère.
– Ce doit être très pénible pour vous, ajouta-t-elle.
– C’est vrai, répondit Fabia. Mais nous n’avons pas d’autre choix que de supporter ce désagrément. Il semble bien que le pauvre Joscelin ait été assassiné par quelqu’un qu’il connaissait.
Hester ne trouva rien à répondre à cela ; tout commentaire eût été blessant ou futile.
– Merci pour votre conseil, dit-elle à Lovel.
Et, baissant les yeux, elle s’absorba dans le contenu de son assiette.
Après le dessert, les femmes se retirèrent, et Lovel et Menard passèrent une demi-heure à boire du porto. Ensuite, Lovel enfila sa veste d’intérieur et partit se détendre dans le fumoir, tandis que Menard allait dans la bibliothèque. Personne ne s’attarda après dix heures, invoquant la fatigue de la journée et le besoin de sommeil.
Le petit déjeuner fut servi en abondance : porridge, bacon, œufs, rognons à la moutarde, côtelettes, pilaf de poisson, haddock fumé, toasts, beurre, confitures, compote d’abricots, marmelade, miel, thé et café. Hester mangea peu ; rien qu’à l’idée de goûter à tout, elle se sentait gonfler. Fabia et Rosamond mangeaient chacune dans leur chambre ; Menard était déjà parti, et Callandra n’était pas encore levée. Seul Lovel lui tint compagnie.
– Bonjour, Miss Latterly. Vous avez bien dormi, j’espère ?
– Très bien, je vous remercie, Lord Shelburne.
Elle se servit dans les plats maintenus au chaud sur le buffet et alla s’asseoir.
– Et vous-même, vous allez bien ?
– Comment ? Ah… oui, oui, merci. Je vais toujours bien.
Il piqua du nez sur son assiette chargée de nourriture et ne leva les yeux qu’au bout de quelques minutes.
– Au fait, j’espère que vous aurez la générosité de ne pas tenir compte des propos de Menard, hier soir, au dîner. Chacun de nous a sa façon de réagir face à un deuil. Menard a perdu son meilleur ami, un garçon avec qui il était à l’école, puis à Cambridge. Ça l’a énormément secoué. Il aimait beaucoup Joscelin, vous savez. Seulement, en tant qu’aîné, il se sentait… euh…
Il chercha les mots pour exprimer sa pensée et ne les trouva pas.
– Il se sentait…
– Responsable de lui ? suggéra-t-elle.
Lovel s’anima, reconnaissant.
– Exactement. Il arrivait parfois à Joscelin de jouer trop gros, et c’était Menard qui… euh…
– Je comprends, dit-elle, moins par conviction que pour le tirer d’embarras et mettre un terme à cette conversation pénible.
Plus tard, en marchant sous les arbres avec Callandra par une belle matinée venteuse, elle en apprit bien davantage.
– Balivernes que tout ça ! déclara Callandra, catégorique. Joscelin était un tricheur. Depuis toujours, même dans sa plus tendre enfance. A mon avis, il n’avait pas évolué de ce côté-là, et c’est Menard qui devait rattraper ses bêtises pour éviter le scandale. Il est très sensible à la réputation de la famille, Menard.
– Et pas Lord Shelburne ? s’étonna Hester.
– Lovel n’a pas assez d’imagination pour concevoir qu’un Grey puisse tricher, répondit Callandra sans ambages. Ça dépasse son entendement. Un gentleman ne triche pas. Joscelin était son frère – et donc un gentleman. Par conséquent, il était incapable de tricher. C’est aussi simple que ça.
– Vous n’aimiez pas particulièrement Joscelin ?
Hester scruta son visage. Callandra sourit.
– Pas particulièrement. Je reconnais qu’il avait de l’esprit, et on a tendance à beaucoup pardonner à ceux qui nous font rire. C’était un excellent musicien : on se montre tout aussi indulgent envers quelqu’un qui sait produire de beaux sons… ou disons plutôt reproduire. Car il ne composait pas, à ma connaissance.
Elles continuèrent à marcher dans un silence troublé seulement par les mugissements du vent dans les chênes séculaires. On eût dit un bruit de chute d’eau ou de vagues se brisant inlassablement sur des rochers. Hester trouvait cela très plaisant, et l’air pur, parfumé, lui donnait l’impression de la purifier de l’intérieur.
– Alors ? fit Callandra enfin. Quels sont vos projets, Hester ? Je suis convaincue que vous pouvez obtenir une très bonne place, si vous souhaitez exercer le métier d’infirmière, soit dans un hôpital militaire, soit dans un établissement londonien qui veut bien accepter les femmes.
Elle s’exprimait d’une voix morne, sans enthousiasme.
– Mais… ? enchaîna Hester.
La grande bouche de Callandra frémit dans un semblant de sourire.
– Mais je pense que ce serait du gâchis. Vous êtes une organisatrice-née, et une battante. Ce qu’il vous faut, c’est une cause à défendre. Vous avez acquis des notions très poussées en matière de soins médicaux en Crimée. Enseignez-les ici, en Angleterre, imposez-les… mettez fin aux maladies secondaires, au manque d’hygiène, à l’ignorance des infirmiers, aux traitements inefficaces qui feraient dresser les cheveux sur la tête à n’importe quelle bonne ménagère. Vous sauverez plus de vies et serez une femme comblée.
Hester ne mentionna pas les dépêches signées du nom d’Alan Russell, mais la vérité contenue dans les paroles de Callandra la réchauffa, la fortifia comme si une dissonance s’était subitement résolue en harmonie.
– Et comment vais-je faire ?
La rédaction d’articles pouvait attendre, suivre son propre cours. Son discours ne pourrait que s’enrichir de connaissances acquises au fil des ans. Bien sûr, elle savait déjà que Miss Nightingale continuerait à se battre avec l’ardeur qui menaçait de consumer ses forces physiques et psychiques pour une réforme capitale du corps médical des armées, mais elle ne pouvait y parvenir seule, même vénérée par la nation tout entière et malgré ses amis haut placés. Les droits et privilèges se ramifiaient dans les sentiers du pouvoir comme les racines souterraines d’un arbre. Les liens de l’habitude, de la sécurité d’une fonction étaient impossibles à trancher. Trop de gens seraient obligés de changer et, ce faisant, avouer leur manque de discernement, leur aveuglement, voire leur incompétence.
– Comment vais-je trouver une place ?
– J’ai des amis, répondit Callandra avec une tranquille assurance. Je me propose d’écrire, très discrètement, pour solliciter des faveurs, faire appel au sens du devoir, remuer les consciences et brandir le spectre de la disgrâce, à la fois publique et personnelle, s’ils refusent de m’aider !
Ses yeux pétillaient ; Hester ne douta pas un instant qu’elle tiendrait parole.
– Merci, dit-elle. Je ferai en sorte que mes efforts justifient les vôtres.
– Certainement. Si je ne le pensais pas, je ne me donnerais pas cette peine.
Callandra régla son pas sur celui de Hester, et elles quittèrent l’abri des arbres pour continuer leur promenade à travers le parc.
Deux jours plus tard, le général Wadham vint dîner avec sa fille Ursula, fiancée depuis quelques mois à Menard Grey. Arrivés de bonne heure, ils rejoignirent la famille au salon avant que le repas ne fût annoncé, et presque immédiatement, la patience de Hester se trouva mise à rude épreuve. Ursula était une jolie fille avec une crinière blonde tirant sur le roux et le teint frais de quelqu’un qui passe beaucoup de temps au grand air. Très vite, d’ailleurs, il devint manifeste qu’elle se passionnait pour la chasse à courre. Ce soir-là, elle portait une robe d’un bleu éclatant que Hester jugea un peu trop voyante ; une teinte plus douce l’aurait davantage mise en valeur, faisant ressortir sa vitalité naturelle. Alors qu’ainsi, l’effet était quelque peu tapageur comparé à la soie lavande de Fabia et à sa blondeur striée de cheveux blancs, Rosamond en bleu si sombre que ses joues en avaient pris la pâleur de l’albâtre, et Hester elle-même en lie-de-vin chatoyant et cependant compatible avec son deuil récent. Elle était secrètement convaincue du reste que jamais elle n’avait porté une couleur plus seyante !
Callandra était en noir avec des touches de blanc, une robe magnifique, cependant pas tout à fait à la mode. Mais Callandra ne recherchait pas l’éclat, seulement la distinction : briller n’était pas dans sa nature.
Grand, corpulent, le général Wadham avait des moustaches en croc et des yeux d’un bleu délavé. Il était soit myope, soit presbyte, Hester n’aurait su le dire ; en tout cas, il avait du mal à fixer son regard sur elle en lui parlant.
– On est de passage, Miss… euh… Miss… ?
– Latterly, lui souffla-t-elle.
– Oui, oui, bien sûr… Latterly.
Il ressemblait en caricature à ces vieilles badernes qui faisaient leur bonheur, à elle et à Fanny Bolsover, lors des longues nuits passées au chevet des blessés et quand elles s’écroulaient, épuisées, sur la paillasse, blotties l’une contre l’autre pour se réchauffer et se racontant des bêtises parce qu’il valait mieux rire que pleurer. Elles se moquaient des officiers car elles n’avaient ni la force ni le courage d’aborder la pitié, la loyauté et la haine de front.
– Une amie de Lady Shelburne, hein ? fit le général machinalement. Charmant… charmant.
Hester sentit la moutarde lui monter au nez.
– Non, de Lady Callandra Daviot, rectifia-t-elle. Une amie de longue date.
– Vous m’en direz tant.
Et, n’ayant rien à ajouter à cela, il passa à Rosamond, davantage disposée à causer de la pluie et du beau temps, selon l’humeur de son interlocuteur.
Lorsqu’on vint annoncer le dîner, faute de gentleman pour l’escorter, Hester fut obligée de se rendre à la salle à manger avec Callandra et, à table, se retrouva placée face au général.
On servit l’entrée, et tout le monde commença à manger, les dames délicatement, les hommes avec appétit. Au début, la conversation fut sporadique, mais une fois la faim apaisée, après le potage et le poisson, Ursula se mit à parler chasse, évoquant les mérites respectifs de tel ou tel cheval.
Hester se taisait. Elle avait eu l’occasion de monter seulement en Crimée, et le spectacle de chevaux blessés, malades ou affamés l’avait tant perturbée qu’elle préférait ne plus y penser. L’esprit ailleurs, elle se préoccupait si peu de ce qui se disait à table que Fabia dut lui adresser la parole trois fois avant qu’elle ne s’en rende compte en sursaut.
– Je vous demande pardon ! fit-elle, embarrassée.
– Vous avez dit, me semble-t-il, Miss Latterly, que vous aviez rencontré mon fils, feu le major Joscelin Grey ?
– Très brièvement, hélas… il y avait tellement de blessés.
Elle avait répondu poliment, comme s’il s’agissait d’une formule banale, mais en son for intérieur, elle revit les hôpitaux où les blessés, les soldats souffrant d’engelures, de faim, de maladies comme la dysenterie et le choléra s’entassaient au point de ne plus pouvoir bouger, avec des rats qui couraient et grouillaient partout.
Pis encore, elle se souvint des ouvrages de terre au moment du siège de Sébastopol, du froid glacial, de la lueur des lampes dans la boue. Grelottante, elle en tenait une pour éclairer le chirurgien ; les reflets de lumière dansaient sur la scie ; les hommes, amas de formes obscures, cherchaient un peu de chaleur. Elle se rappela la première fois où elle avait vu la haute silhouette de Rebecca Box surgissant sur le champ de bataille, un terrain dernièrement occupé par les troupes russes, pour ramasser les corps et les hisser sur ses épaules afin de les ramener derrière les lignes. Sa force n’avait d’égale que son sublime courage. Aucun soldat ne tombait aussi loin qu’elle n’aille pas le chercher pour le transporter sous la tente de l’hôpital.
Les yeux rivés sur elle, ils attendaient tous qu’elle dise autre chose, un mot d’éloge sur Joscelin. Il avait fait la guerre… major dans la cavalerie.
– Je me souviens qu’il était charmant.
Elle se refusait à mentir, même pour faire plaisir aux siens.
– Il avait un délicieux sourire.
Fabia se détendit et se carra sur sa chaise.
– C’était bien Joscelin, acquiesça-t-elle, le regard embué. Un mélange de courage et de gaieté, même dans les conditions les plus dramatiques. Je n’arrive pas à croire qu’il n’est plus… j’ai l’impression que la porte va s’ouvrir à la volée et qu’il va apparaître, s’excusant pour son retard et clamant qu’il a faim.
Hester regarda la table chargée de victuailles, de quoi nourrir la moitié d’un régiment en temps de siège. Comme le mot faim leur venait facilement à la bouche !
Se redressant, le général Wadham s’essuya les lèvres avec sa serviette.
– Un homme de qualité, dit-il doucement. Vous devez être très fière de lui, ma chère. Un soldat ne vit pas bien longtemps, mais il honore sa patrie, et on ne peut pas l’oublier.
Dans le silence qui suivit, on n’entendit que le cliquetis des couverts en argent. Ravagé par la douleur, le visage de Fabia criait sa solitude. Rosamond fixait le vide, et Lovel avait l’air malheureux, pour elles ou du fait de son propre chagrin, il était impossible de le dire.
Menard mâchait et remâchait sa nourriture, comme s’il avait la gorge trop nouée et la bouche trop sèche pour l’avaler.
– Glorieuse campagne, reprit finalement le général. Elle vivra dans les annales de l’histoire. Un courage insurpassable. Le Mamelon Vert, les Ouvrages Blancs, tout ça.
Hester crut suffoquer soudain ; des larmes de colère et de révolte lui obstruaient la gorge. Les collines sur l’autre rive de l’Alma lui apparurent plus clairement que les silhouettes des convives autour de la table et le scintillement du cristal. Elle revit le parapet hérissé de fusils ennemis, la Grande et la Petite Redoutes, les barricades d’osier remplies de pierres. Derrière se trouvaient les cinquante mille hommes du prince Menchikov. Elle se souvint de l’odeur de la brise marine. Avec les autres femmes qui suivaient l’armée, elle regardait Lord Raglan, en redingote et chemise blanche, assis raide comme un piquet en selle.
A 1 heure de l’après-midi, le clairon sonna, et l’infanterie avança, épaule contre épaule, droit sur les fusils russes. Ils furent presque tous fauchés. Après quatre-vingt-dix minutes de carnage, l’ordre fut enfin donné, et les hussards, les lanciers et les fusiliers entrèrent en lice, en rangs serrés.
– Regardez bien, dit un major à une épouse de militaire, car la reine d’Angleterre donnerait ses yeux pour voir ça.
Les hommes tombaient comme des mouches. Les couleurs portées haut étaient déchiquetées par les balles. Sitôt qu’un porte-drapeau s’écroulait, un autre prenait sa place, avant d’être abattu et remplacé à son tour. Les ordres se contredisaient ; les hommes avançaient et battaient en retraite dans la cohue générale. Les grenadiers parurent, muraille mouvante de bonnets à poil, suivis de la garde noire de la brigade des Highlanders.
Les dragons restèrent inemployés derrière la ligne. Pourquoi ? Lorsqu’on lui posa la question, Lord Raglan répondit qu’il était en train de penser à Agnès !
Hester se rappela s’être risquée après sur le champ de bataille : le sol était imprégné de sang ; elle vit des corps déchiquetés, des membres éparpillés un peu partout. Elle avait fait son possible pour soulager la souffrance, jusqu’à tomber presque d’épuisement, étourdie par les bruits et le spectacle de la douleur. Entassés sur des charrettes, les blessés étaient transportés sous les tentes de l’hôpital de campagne. Elle avait travaillé jour et nuit, exténuée, assoiffée, fourbue, frappée d’horreur. Les infirmiers s’efforçaient de stopper l’hémorragie ; en guise de calmant, ils ne disposaient que de quelques précieuses gouttes de brandy. Que n’aurait-elle donné alors pour le contenu des caves de Shelburne !
La conversation se poursuivait autour d’elle, enjouée, entre la politesse et l’ignorance. Les fleurs flottaient devant ses yeux, fleurs d’été cueillies par des jardiniers attentifs, orchidées cultivées en serre. Elle se revit marchant dans l’herbe par un chaud après-midi d’été avec des lettres d’Angleterre dans sa poche, parmi les roses sauvages et les pieds-d’alouette bleus qui avaient repoussé dans les champs de Balaklava un an après la charge de la brigade légère, cet absurde exemple de gabegie imbécile et d’héroïsme suicidaire. Rentrée à l’hôpital, elle essaya d’écrire aux siens pour leur raconter comment c’était en réalité, ce qu’elle faisait, ce qu’elle ressentait, le partage, les bons moments, les amitiés, Fanny Bolsover, le rire, le courage. La résignation désabusée des hommes lorsqu’on leur distribuait du café vert en grains, sans aucun moyen de le griller ou de le moudre ; elle les admirait tant qu’elle en avait eu la gorge serrée de fierté. Elle entendait encore maintenant le raclement de la plume sur le papier… et le bruit de papier déchiré.
– Un homme d’exception, disait le général Wadham, le regard perdu dans son verre de bordeaux. Un héros national. Lucan et Cardigan sont parents… vous étiez au courant ? Lucan a épousé l’une des sœurs de Cardigan. Quelle famille !
Il hocha la tête, impressionné.
– Quel sens du devoir !
– Un exemple pour nous tous, renchérit Ursula, les yeux brillants.
– Ils ne pouvaient pas se sentir, dit Hester avant d’avoir eu le réflexe de tenir sa langue.
– Je vous demande pardon ?
Le général la dévisagea froidement, haussant ses pâles sourcils. Toute sa personne respirait l’incrédulité face à tant d’impertinence ; visiblement, il désapprouvait les femmes qui osaient parler plus souvent qu’à leur tour.
Hester bouillait intérieurement. C’était le type même de l’imbécile borné et imbu de lui-même, comme ceux qui avaient causé des pertes incommensurables sur le champ de bataille de par leur refus d’être informé, leur esprit rigide, l’affolement en découvrant qu’ils s’étaient trompés et leurs sentiments personnels au détriment de la vérité.
– Je dis que Lord Lucan et Lord Cardigan se sont détestés au premier coup d’œil, répéta-t-elle clairement dans un silence de mort.
– A mon avis, vous n’êtes pas en position de porter un tel jugement, madame.
Il la considérait avec le mépris le plus total. Elle était moins qu’un subalterne, moins qu’un simple soldat, nom d’un chien… elle était une femme ! Et elle l’avait contredit, ne fût-ce qu’implicitement, devant tout le monde.
– J’étais à la bataille de l’Alma, à Inkerman et à Balaklava, et au siège de Sébastopol, monsieur, répliqua-t-elle sans baisser les yeux. Et vous, où étiez-vous ?
Il rougit furieusement.
– Les bonnes manières et le respect vis-à-vis de nos hôtes me retiennent, madame, de vous donner la réponse que vous méritez, fit-il avec raideur. Puisque le repas est terminé, les dames souhaitent peut-être se retirer au salon ?
Rosamond allait se lever docilement, et Ursula posa sa serviette à côté de son assiette, bien qu’elle n’eût pas fini sa poire.
Fabia ne bougea pas. Deux taches rouges brûlaient sur ses pommettes. Lentement, délibérément, Callandra prit une pêche et entreprit de l’éplucher avec le couteau et la fourchette à dessert, un petit sourire aux lèvres.
Personne ne bronchait. Le silence s’épaissit.
– Je crois que l’hiver va être rude cette année, dit Lovel finalement. Le vieux Beckinsale pense perdre la moitié de ses récoltes.
– Il raconte ça tous les ans, grommela Menard, vidant son verre de vin sans plaisir, comme s’il voulait simplement éviter le gaspillage.
– Les gens ont tendance à radoter.
Avec soin, Callandra coupa la partie ramollie du fruit et la repoussa sur le bord de l’assiette.
– Voilà quarante ans que nous avons battu Napoléon à Waterloo, et nous croyons toujours que notre armée est invincible, espérant vaincre grâce à la même tactique, la même discipline et le même courage qui ont infligé la défaite à la moitié de l’Europe et provoqué la chute d’un empire.
– Et nous réussirons, parbleu !
Le général abattit sa paume sur la table, faisant tressaillir les couverts.
– Il n’y a pas mieux sur terre que le soldat britannique !
– Je n’en doute pas, acquiesça Callandra. C’est le général britannique en campagne qui est un âne bâté et incompétent.
– Callandra ! Pour l’amour du ciel !
Fabia était atterrée.
Menard cacha son visage dans ses mains.
– On s’en serait peut-être mieux tirés si vous aviez été là, général, continua Callandra sans s’émouvoir, le regardant droit dans les yeux. Au moins, vous avez de l’imagination !
Rosamond ferma les yeux et se laissa glisser à moitié sous la table. Lovel gémit.
Prise d’un fou rire un rien hystérique. Hester plaqua sa serviette sur sa bouche pour l’étouffer.
Le général Wadham opta pour une retraite stratégique avec une grâce surprenante. Il décida d’accepter cette remarque comme un compliment.
– Je vous remercie, madame, répondit-il d’un air compassé. Peut-être bien que j’aurais empêché le massacre de la brigade légère.
Ils en restèrent là. Fabia, avec l’aide de Lovel, se leva et excusa les dames pour les conduire au salon où elles causèrent musique, mode, manifestations mondaines, mariages à venir, programmés ou potentiels, tout en étant excessivement polies les unes avec les autres.
Après le départ des invités, Fabia gratifia sa belle-sœur d’un regard qui aurait dû la foudroyer sur place.
– Callandra… je ne vous le pardonnerai jamais !
– Comme vous ne m’avez jamais pardonné la couleur de ma robe, puisque vous portiez la même, le jour de notre rencontre, il y a quarante ans, rétorqua Callandra. Je m’en ferai une raison, une fois de plus.
– Vous êtes insupportable. Dieu que Joscelin me manque !
Elle se leva lentement, et Hester en fit autant par courtoisie. Fabia se dirigea vers les portes battantes.
– Je vais me coucher. A demain.
Sur ce, elle quitta le salon.
– Vous êtes impossible, tante Callandra.
L’air malheureux et perdu, Rosamond se tenait au milieu de la pièce.
– Je me demande pourquoi vous dites des choses pareilles.
– Je sais, fit Callandra avec douceur. C’est parce que vous n’avez rien connu d’autre que Middleton, Shelburne Hall ou la société londonienne. Hester aurait dit la même chose… et sans doute plus encore, si elle n’était pas là en tant d’invitée. L’imagination de nos militaires s’est ossifiée depuis Waterloo.
Se levant, elle rajusta ses jupes.
– La victoire – même glorieuse et qui a changé le cours de l’histoire – nous est montée à la tête. Nous pensons que pour vaincre, il nous suffit de montrer nos tuniques rouges et d’obéir aux ordres. Dieu seul peut mesurer l’ampleur des souffrances et des pertes causées par l’entêtement. Et nous, femmes et politiciens, bien au chaud dans notre pays, les acclamons à leur retour sans avoir la moindre idée de ce que c’est réellement.
– Joscelin est mort, dit Rosamond d’une voix atone, fixant les rideaux tirés.
– Je le sais, ma chère, répondit Callandra juste derrière elle. Mais pas en Crimée.
– Il est peut-être mort à cause de ça.
– C’est très possible.
Le visage de Callandra s’était radouci.
– Je sais que vous aviez une très grande tendresse pour lui. Il avait cette joie de vivre communicative qui, malheureusement, semble faire défaut aussi bien à Lovel qu’à Menard. Bien, je pense que le sujet est épuisé, et nous aussi par la même occasion. Bonne nuit, ma chère. Pleurez si vous en avez envie : il n’est pas bon de contenir ses larmes trop longtemps. C’est très bien de savoir maîtriser ses émotions, mais il est un temps où il faut que la douleur s’exprime.
Elle enlaça les épaules graciles, les serra brièvement et, sachant que le réconfort allait libérer la peine, prit Hester par le coude et l’entraîna dehors pour laisser Rosamond seule au salon.
Le lendemain matin, Hester s’éveilla tard et avec une migraine. Elle n’avait pas faim et ne se sentait pas le courage d’affronter des membres de la famille au petit déjeuner. La fatuité et l’incompétence rencontrées à l’armée la révoltaient, et l’horreur devant la souffrance ne l’abandonnerait jamais… la colère non plus, vraisemblablement. Mais elle s’était mal conduite au dîner, et ce souvenir la rongeait. Elle avait beau essayer de relativiser sa faute, son mal de tête ne s’améliora pas pour autant. Son humeur non plus.
Elle décida donc d’aller faire un tour au parc, tant qu’elle en avait l’énergie. Elle s’habilla en conséquence et, à 9 heures, marchait déjà d’un pas rapide sur l’herbe au risque de mouiller ses bottines.
Lorsqu’elle aperçut l’homme, elle fut passablement agacée car elle avait envie d’être seule. Il était sans doute inoffensif et avait autant le droit qu’elle d’être là… peut-être même plus ? Il devait occuper une quelconque fonction au domaine. Néanmoins, elle perçut sa présence comme une intrusion dans un monde de vent, de grands arbres, de vaste ciel strié de nuages et d’herbe bruissante.
Parvenu à sa hauteur, il s’arrêta et lui adressa la parole. Il était brun, arrogant, avec un visage régulier et un regard clair.
– Bonjour, madame. Je vois que vous êtes de Shelburne Hall…
– Quel sens de l’observation ! répondit-elle sèchement en jetant un coup d’œil sur le parc désert.
Il n’y avait guère d’autre endroit d’où elle aurait pu surgir, sinon d’un trou dans la terre.
L’homme se raidit : la raillerie ne lui avait point échappé.
– Vous faites partie de la famille ?
Il la dévisageait intensément, ce qu’elle trouva déconcertant, à la limite de l’affront.
– En quoi cela vous regarde-t-il ? demanda-t-elle avec froideur.
Il la scruta avec attention et, soudain, eut l’air de la reconnaître ; pourtant, elle n’avait absolument pas l’impression de l’avoir déjà rencontré. Curieusement, il ne le mentionna pas.
– J’enquête sur le meurtre de Joscelin Grey et je voulais savoir si vous l’aviez connu.
– Oh, mon Dieu, s’exclama-t-elle involontairement.
Elle se reprit aussitôt.
– On m’a déjà accusée de manquer de tact, mais apparemment, j’ai trouvé mon maître.
C’était un pieux mensonge… il n’arrivait pas à la cheville de Callandra !
– Vous mériteriez que je vous annonce que j’étais sa fiancée… avant de tomber en pâmoison !
– Il s’agirait alors de fiançailles secrètes, rétorqua-t-il. Et, comme dans toutes les liaisons clandestines, il faudrait vous attendre à essuyer un certain nombre de camouflets.
– Activité à laquelle vous excellez, manifestement.
Immobile, ses jupes flottaient au vent tandis qu’elle se demandait pourquoi il avait semblé la reconnaître.
– L’avez-vous connu ? répéta-t-il avec irritation.
– Oui !
– Pendant combien de temps ?
– Trois semaines environ, si mes souvenirs sont bons.
– Curieux laps de temps pour connaître quelqu’un !
– Et combien, d’après vous, cela doit-il durer normalement ?
– C’est très court, expliqua-t-il avec une condescendance tatillonne. Vous n’étiez donc pas une amie de la famille. L’avez-vous rencontré juste avant sa mort ?
– Non. Je l’ai connu à Scutari.
– Pardon ?
– Seriez-vous dur d’oreille ? Je l’ai connu à Scutari !
Elle se rappela l’attitude hautaine du général, et tous les souvenirs d’humiliations subies à l’armée lui revinrent en force. Aux yeux des officiers, les femmes n’avaient rien à faire là-bas : si elles représentaient le repos du guerrier, elles étaient totalement dépourvues de cervelle. Les femmes bien nées, on les choyait, régentait et protégeait contre tout, y compris l’aventure ou la liberté de décision. Les femmes du peuple, putains ou bonnes à tout faire, étaient traitées comme du bétail.
– Ah oui, acquiesça-t-il avec un froncement de sourcils. Il a été blessé, c’est vrai. Vous y étiez avec votre mari ?
– Non !
Pourquoi cette question l’avait-elle vaguement froissée ?
– J’étais partie aider Miss Nightingale et ses semblables à soigner les blessés.
Il ne manifesta ni l’admiration ni le respect profond et quasi religieux que ce nom suscitait d’ordinaire. Sa réaction la désarçonna. Seul Joscelin Grey semblait l’intéresser.
– Vous avez soigné le major Grey ?
– Entre autres. Cela vous ennuie qu’on continue à marcher ? Je commence à avoir froid.
– Pas du tout.
Il pivota et lui emboîta le pas sur le sentier à peine visible dans l’herbe menant à un bosquet de chênes.
– Quelle impression vous a-t-il laissée ?
Elle s’efforça consciencieusement de faire le tri entre ses souvenirs et l’image qu’elle s’était forgée à travers les récits des siens, les larmes de Rosamond, l’amour et la fierté de Fabia, le vide qu’il avait laissé dans sa vie, peut-être aussi dans celle de Rosamond, l’exaspération et – quoi d’autre – l’envie de ses frères ?
– Je me rappelle mieux sa jambe que son visage, répondit-elle franchement.
Il lui jeta un regard excédé.
– Ce ne sont pas vos fantasmes qui m’intéressent, madame, ni votre singulier sens de l’humour ! Nous enquêtons sur un crime d’une rare violence !
Hester sortit de ses gonds.
– Espèce de crétin ! cria-t-elle dans le vent. Comment peut-on avoir l’esprit aussi obtus, prétentieux et mal tourné ! Je l’ai soigné. J’ai nettoyé et pansé sa blessure située – au cas où vous l’auriez oublié – à la jambe. Comme il n’avait rien au visage, je ne l’ai pas plus regardé que les dix mille autres blessés et morts que j’ai vus là-bas. J’aurais du mal à le reconnaître s’il venait m’aborder maintenant.
Son interlocuteur écumait de rage.
– Ce serait une occasion mémorable, madame… vu qu’il est mort depuis huit semaines. Il a été réduit en bouillie.
S’il avait espéré la choquer, c’était raté.
Elle déglutit avec effort, sans le quitter des yeux.
– On se croirait au champ de bataille après Inkerman, répondit-elle avec calme. Seulement là-bas, on savait ce qui leur était arrivé… même si tout le monde ignorait pourquoi.
– Nous savons ce qui est arrivé à Joscelin Grey. C’est l’identité de son assassin qui nous échappe. Par chance, je n’ai pas pour mission d’expliquer la guerre de Crimée… juste la mort du major Grey.
– Qui semble vous dépasser complètement, commenta-t-elle d’un ton peu amène. Et je ne peux rien pour vous. Je me souviens simplement d’un garçon tout à fait plaisant, qui supportait la douleur avec la même vaillance que les autres. D’ailleurs, pendant qu’il était en convalescence, il passait le plus clair de son temps au chevet de ses camarades pour les distraire et les soutenir, surtout ceux qui allaient mourir bientôt. Maintenant que j’y pense, c’était quelqu’un d’admirable. Cela m’était sorti de la tête. Il réconfortait les mourants, rédigeait le courrier à leur place, écrivait aux familles pour leur annoncer le décès ; il a dû leur apporter un soutien considérable dans leur détresse. C’est très dur d’avoir survécu à tout ce cauchemar pour être assassiné chez soi.
– Il a été molesté avec une brutalité inouïe… et qui dénote une haine viscérale.
Il la regardait de près, et elle fut frappée par l’intelligence qui émanait de ses traits : c’était inconfortablement intense et inattendu.
– C’était, je pense, quelqu’un qui le connaissait. On ne peut pas haïr un étranger avec cette passion-là.
Elle frissonna. Aussi atroce que fût la guerre, il y avait tout un monde entre un carnage anonyme et la profonde volonté de nuire qui avait causé la mort de Joscelin Grey.
– Je suis désolée, dit-elle, radoucie, mais sans se départir d’une certaine crispation. Je ne sais rien qui puisse vous éclairer sur son éventuel assassin. Autrement, je vous en aurais parlé. Dans les archives de l’hôpital, on doit trouver les noms des gens qui étaient là en même temps que lui, mais vous avez sûrement étudié la question…
A son visage qui se rembrunit, elle comprit immédiatement qu’il ne l’avait pas fait. Elle perdit patience.
– Mais alors, grands dieux, que fabriquez-vous depuis huit semaines ?
– J’ai passé cinq d’entre elles à me remettre de mes propres blessures. Vous posez trop de questions, madame. Vous êtes arrogante, autoritaire, irascible et suffisante. Et vous portez des jugements hâtifs qui ne reposent sur rien. Mon Dieu ! j’ai horreur des femmes intelligentes.
Elle se figea un instant avant que la réponse ne lui monte aux lèvres.
– Et moi, j’aime les hommes intelligents !
Elle le toisa de la tête aux pieds.
– A l’évidence, la désillusion nous guette, l’un comme l’autre.
Sur ce, elle ramassa ses jupes et partit d’un grand pas vers le bosquet, trébuchant sur une ronce en travers du chemin.
– Zut, pesta-t-elle rageusement. Ah, la barbe !